J'écris, tu écris, il ou elle écrit...

J’ai rencontré mes clients

Aujourd’hui, mi-juillet, je n’ai plus de client. Je viens de terminer le récit de vie de ma dernière cliente en date et j’ai envoyé le document chez l’éditeur. Cent-trois pages A4, un livre de deux-cent-vingt pages.

Mais je n’ai pas pris la peine de me préoccuper de la suite.

Je prends quelques jours, je me rends chez mon fils, à Montpellier, et pendant sa journée de travail, je fais l’expérience du petit train. Camp de base, Place de la Comédie. Un tour dans le centre historique, l’Écusson.

J’attends le départ, et derrière moi, une dame, seule, mange un sandwich. Ça ne loupe pas : la remarque fuse quand le préposé procède au relevé des billets ; air pincé-interdit de manger dans le train-salir-tout ça… Afin d’éviter de salir, insiste-t-il. L’occasion est trop belle. Une fois l’incident clos, je me retourne et je lui dis, faussement goguenard :


– Alors, vous mangez salement ?


Rigolade. La glace est tout de suite rompue, et la conversation engagée.

Cette dame accompagne sa maman venue subir une opération de la thyroïde à l’hôpital de Sète, réputé pour cette opération-là.

Et dans la conversation, elle me glisse qu’on lui a vivement recommandé de visiter l’espace Brassens de Sète, mais qu’elle-ne-le-fera-certainement-pas ! car cet individu n’est qu’un malotru juste capable d’interpréter des chansons paillardes. Elle ne comprend d’ailleurs pas l’engouement français – elle est Polonaise installée en Belgique – témoigné envers ce triste sire.

Comment vous dire ?

Elle me dit ça, à moi !

Je pratique Brassens depuis mon enfance, j’ai appris à jouer de la guitare sur ses musiques et j’ai été emporté par ses textes depuis que je l’ai découvert. Je le chante encore aujourd’hui sur scène avec le groupe « Les Brasses-sens », et notre créneau consiste justement en explications de textes. Nous racontons au public en quelques mots et en quelques chansons pourquoi l’Académie française lui a décerné son grand prix de poésie pour l’ensemble de son œuvre en 1967, son immense érudition, exemples à l’appui, comment sa vie a marqué son travail artistique, ses prises de position, son parti pris pour les gueux, les pauvres, les femmes. Et même comment quand il se permet de hurler des gros mots – « Je suis hanté le rut, le rut, le rut, le rut » – c’est un clin d’œil à Mallarmé – « Je suis hanté l’azur, l’azur, l’azur, l’azur ».

Elle ne pouvait pas plus mal – ou mieux – tomber.

Bref, après notre balade motorisée, nous passons trois heures ensemble dans un des parcs de la ville.

Petit à petit, elle se livre, elle raconte les blessures encore douloureuses de sa vie, comme le décès de son frère probablement assassiné dans un pays de l’Est.

Et après quelques heures d’échange, elle évoque la possibilité pour sa mère de faire écrire sa vie et pour elle de me faire corriger son mémoire de fin d’études en psychologie suite à sa réorientation tardive.

Je comprends ce jour-là, ou plutôt dans les jours qui suivent, après m’être repassé plusieurs fois le film de cette rencontre, que mon persona réside possiblement chez nombre d’entre nous et que le déclenchement de l’acte d’achat passe par une rencontre physique et un échange long.

Chiche ! J’irai à la rencontre du persona idéal pour échanger avec lui.

Je m’achète pour quelques euros un paperboard de table, en carton, très pratique, léger et facilement transportable, 50 x60 centimètres.

J’y inscris mon message de chaque côté : « Écrivain biographe. Racontez-moi votre vie, je vous l’écris. Le livre de votre vie ».

Et me voilà parti en bon pèlerin façon témoin de Jéhovah.

J’avoue qu’il m’a fallu quelques jours pour me faire à l’idée, vaincre mes doutes, mes réticences : quelle image allais-je envoyer de moi ?

Mais bon, je teste. Après tout, si je n’essaie pas, je ne saurai jamais si ça marche !

Première tentative devant le « Château des Ducs de Savoie » à Chambéry. Rien. Pas un regard sur mon tableau. Pas un contact. Il me faut une bonne heure pour réaliser que les gens qui se pressent pour visiter parlent quasiment tous italien. Mauvais plan.

Je déménage et tente le « Boulevard de la Colonne ». Les gens n’y flânent pas vraiment. Ils se pressent plutôt pour se rendre au boulot, en consultation ou en courses avant la sortie d’école… Un ou deux curieux, tout au plus.

Je retesterai samedi matin, jour de marché. Je me placerai à l’entrée du « Parc du Verney », côté palais de Justice.

Et là, bingo ! On se rend au marché, mais en flânant. Toutes les demi-heures, une âme me déverse les détritus de sa vie sur les pieds. C’est ce que j’attends, ce que j’espère.

J’y viendrai à trois reprises, j’y obtiendrai quatre rendez-vous.

Je sais aujourd’hui que mes clients sont noyés dans la foule des anonymes et qu’ils ont besoin de me rencontrer, de me voir les écouter, d’évaluer s’ils pourront avoir confiance en moi.

Début septembre, j’ai commencé la rédaction d’un récit de vie…

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