J'écris, tu écris, il ou elle écrit...

La chatière

Tous les jours, dès potron-minet, je rentre.

Dès potron-minet, l’heure matinale où nous regagnons nos pénates, nous les chats, après une nuit aventureuse. De bonne heure, si vous préférez, au petit matin, à l’heure bleue, aux aurores, à la pointe du jour, au chant du coq, à l’heure du laitier, « (…) dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne » — pauvre Victor…—

C’est alors que les courageux travailleurs matutinaux, à peine sortis de chez eux, déjà en route vers leur journée de labeur, lorgnent nos arrière-trains, la queue — la nôtre — relevée en porte-drapeau sans drapeau, nous qui rentrons vers notre journée de sommeil. 

Dès potron-minet. Car le potron, c’est le postérieur. Le cul, quoi !

C’est mon cul !

Il est 5 h.

Le jour point, le fond de l’air est un peu frais. L’humidité diffusée par l’Isère assez proche s’est cristallisée en une étroite et légère ligne horizontale de brume ouateuse, blanchâtre, magiquement suspendue à hauteur d’yeux dans cette vallée du Grésivaudan, soulignant au loin les sommets grisâtres, imposants, de la chaîne de Belledonne et du massif des Bauges, posés là comme pour acclamer le Mont-Blanc dominant, trônant majestueusement au fond de ce décor de ciel bleuissant dans une cour féérique.

Je rentre.

J’ai quasiment la clef de la porte puisqu’il m’a fait mettre une puce dans le cou. Et cette puce déverrouille l’abattant de la chatière dès que je m’y présente. J’entre donc quand je veux. Et aucun risque de perdre la clef !

Ce fut une riche idée, ça, la chatière, la puce, le dispositif… Mais quelle histoire !

Je dois dire à ce propos que, à l’époque, quand je l’ai vu manœuvrer pour tenter de me faire entrer dans ma caisse de transport, je me suis rebellée. Il avait commencé par me parler gentiment, trèèèèès gentiment, troooooop gentiment, je sentais bien que quelque chose se préparait, qu’un complot s’ourdissait qui ne pouvait l’être que contre moi. Oui, je suis atteinte du délire de persécution.

Je n’avais rien demandé et j’aime par-dessus tout qu’on me fiche la paix.

Tout allait très bien, mais il y eut tout à coup comme une ambiance bizarre. Dans les films, on annonce ces moments-là par une musique un peu angoissante. La musique, là, ce fut sa voix mielleuse, miaulante, et son excès de gentillesse soudain. Ça empestait la manigance, le coup fourré, à plein museau !

Il faut dire aussi que quand j’étais petite, les humains m’en ont fait voir de toutes les couleurs !

Je n’ai jamais voulu le raconter — un jour peut-être — mais c’était coton. Ils m’en ont fait baver. J’ai reçu ma part de coups. Chat échaudé craint l’eau froide comme peuple trompé n’écoute plus rien ! Et si je n’ai pas mené de combats, à l’instar de Séverine qui dirigea Le cri du peuple, du moins ai-je appris à m’en méfier, des humains !

La maltraitance, ça vous marque pour la vie. La peur devient votre quotidien et pas seulement la peur des coups, non ! La peur de tout. Des bruits, des lumières, des ombres, des voitures, des matous, des chiens, des enfants, des mains qui s’avancent vers vous, fusse pour une caresse, et de tout le reste.

Bon, cet humain-là, depuis le temps que j’ai décidé de l’accepter en colocation, je reconnais qu’il s’est plutôt conduit gentiment avec moi. Il m’a toujours fourni la pitance, il m’a toujours laissé entrer et sortir à ma guise, il est souvent venu à mon secours quand un matou du quartier tentait d’imposer sa loi…

Parfois, pourtant, il dépose traîtreusement sur mon cou une espèce de produit qui pue la mort ! Je ne sais pas comment il se débrouille, mais je ne le vois plus jamais venir et je ne renifle cette puanteur que quand il a réussi son affaire. Au début, je le sentais arriver, je le flairais ce produit, et je pouvais me sauver avant qu’il approche, mais depuis quelque temps, je me fais toujours surprendre. Les années s’accumulant, peut-être ai-je vieilli, peut-être ai-je perdu un peu de mon odorat, peut-être ouvre-t-il le truc juste au dernier moment, mais quoi qu’il en soit, je me retrouve de temps en temps toute napalmée !

Bon, ça n’est pas très souvent.

Et puis, je ne suis pas rancunière. La rancune ne ferait jamais que diminuer mon estime de moi. Après les coups qu’on m’a administrés quand j’étais chaton, j’ai suffisamment dû travailler à ma résilience pour ne pas replonger aujourd’hui dans des processus psychologiques de régression.

Mais la pitance à profusion, le gîte confortable et les caresses régulières compensent allègrement ce désagrément. Lors d’un bilan global de ma situation, il apparaîtrait un crédit bien supérieur au débit et le résultat net ferait pâlir d’envie bien des chats et saliver quelque contrôleur du fisc. J’ai donc plutôt intérêt à le conserver, ce colocataire.

Ce jour-là, pourtant — quelle obsession s’est-elle emparée de lui ? — il s’est mis en tête de me faire entrer dans la caisse de transport !

Alors, ça ! Ah, ah !

Exclu d’emblée ! Dès qu’il lève ne serait-ce qu’un œil dans ma direction : déguerpir ! Évaluer la trajectoire, bondir de la chaise, esquiver son début de mouvement, fuser sous le canapé, survoler les marches d’escalier, disparaître dans un recoin de la maison dont j’ai le secret.

Et s’il profite lâchement d’un de mes rarissimes moments d’inattention, quand je suis occupée à manger — oui, les repas sont importants pour moi – mordre et griffer ! Il s’en souvient, sans doute. Il avait publié la photo de sa main tout ensanglantée sur Facebook !

Ce jour-là, c’est moi qui ai gagné !

La bataille…

J’ai d’abord cru qu’il avait compris la leçon, confiante que j’étais dans les enseignements de Pavlov.

Plusieurs jours durant, en effet, il ne fut plus question de me faire entrer dans cette foutue caisse.

Il l’avait d’ailleurs oubliée, là, dans le salon.

À moins que…

J’y pense maintenant que je vous le raconte… À moins qu’il n’ait espéré que j’y entre spontanément ! Ahhhh, maintenant que j’y repense… Quelle naïve !

C’est un petit malin en fait. Il a escompté que je m’y habituerais, que cette prison, désormais intégrée au paysage, perdrait son caractère carcéral. Une prison reste une prison ! Même dorée, même porte ouverte, même abandonnée. Car les démons des hommes, ceux qui ferment les portes des prisons, parfois terrassés à force de combats, de culture et de volonté, peuvent toujours renaître de leurs cendres. Je m’y connais en démons. Si mes ancêtres incarnaient le divin dans l’Égypte antique, ils ont incarné le diable dans l’occident chrétien depuis le moyen âge. Ils ont donc longtemps été de mèche, qui avec Lucifer, qui avec la moindre sorcière. Et bien que je ne sois pas noire, je ne renierais jamais mes ancêtres. Nous devons tous assumer notre passé.

Eh bien ça n’a pas marché ! La prison est restée vide.

Je suis constamment sur mes gardes — on n’est jamais trop prudente —, et j’ai reçu assez de coups comme ça dans ma vie de chaton pour l’éternité.

Je l’ai donc vu finalement abandonner la partie et notre relation est redevenue tranquille.

Comme c’était mal le connaître !

Car j’ai fini par m’y retrouver dans cette caisse !

Je n’ai pas compris tout de suite ce qui est arrivé. C’est à la longue, en me déroulant le film les jours suivants, que la vérité a commencé à se faire jour en moi. Et j’ai fini par découvrir à quel point les humains peuvent se comporter sournoisement, de quelles fourberies ils sont capables pour arriver à leurs fins.

Moi, si j’ai quelque chose à lui signifier, je le lui fais savoir. Sans détour. Si c’est l’heure de se lever, je viens le lui dire, en miaulant… surtout si ma gamelle est vide ! Je veux dire que je n’essaie pas de le flatter pour obtenir de lui je ne sais quoi… comme à manger…

Et si je n’aime pas la nouvelle pâtée qu’il m’a apportée de je ne sais où, je la délaisse afin qu’il comprenne. C’est un mode de communication simple, facile, direct, clair, franc !

Mais l’homme est capable de ruses, de manœuvres, d’élaborations de stratagèmes infernaux… Sur ce coup-là, je me suis salement fait rouler.

Bravo l’artiste !

Je sais bien que mon ventre, c’est mon talon d’Achille.

Quand il m’a fait goûter ce yaourt à la petite cuillère !

Miaouwaaaouuu, je m’en souviendrai toute ma vie, ce fut l’extase !

Je n’avais jamais mangé de yaourt auparavant.

Le parfum d’abord. Comme celui du lait, mais à l’arôme subtil. Je crois que ça m’a rappelé subrepticement ma mère. Comme dans une espèce de flash-éclair.

Si je suivais une psychanalyse, il y aurait matière à interpréter mon oralité.

En séance d’hypnose, j’aimerais revivre ce moment pour l’ancrer en moi et pouvoir m’en resservir à loisir.

Perfide Machiavel, il savait ce qu’il faisait !

Et puis il y eut cet arrière-goût inconnu, nouveau, exquis, enivrant. Je crois qu’il m’a parlé de fruits dont j’ai un peu oublié le nom. Quelque chose comme « fraise » ou « framboise », peut-être.

Mais surtout, ce fut la texture !

Entre solide et liquide, douce comme ma couverture de canapé, veloutée un peu comme mes sachets de pâtée qu’on aurait mélangée avec du lait, fraîche et délicate, comme la rosée du matin sur ses bonsaïs du jardin, suave et smoothie comme ma mère aimante de mes premiers jours. Un authentique moment de plaisir freudien. Je m’en lèche encore parfois les babines.

C’est arrivé après.

Petit à petit, la maison s’est mise à bouger, à tourner, un peu, dans un sens et puis dans l’autre. Plus moyen de tenir debout !

J’ai déjà vu des humains à qui c’est arrivé. Dès potron-minet, après leurs bacchanales nocturnes. Ils ne sont plus capables de marcher correctement. Ils ne peuvent plus mettre une pat… un pied devant l’autre. Ils s’écroulent, s’affalent, tiennent des propos incohérents. On pourrait faire d’eux tout ce que l’on veut comme les faire entrer dans n’importe quoi pour les enfermer.

Et les transporter.

Comme ivre ! Moi qui ne bois jamais une goutte d’alcool ! Il avait dû dissimuler une substance psychotrope dans ce yaourt. Je ne devais sûrement pas être belle à voir.

La honte !

Ensuite, c’est le trou noir. Je ne me souviens plus de rien sinon peut-être, comme dans un rêve, de m’être retrouvée dans le cabinet du vétérinaire.

Je sais maintenant qu’on m’a installé une puce électronique dans le corps, le long de la veine jugulaire.

Une fois rendue à la maison, je me suis abandonnée à Morphée, fils de l’hypnose et de la nuit. Le lendemain, j’allais bien mieux et ma mésaventure était déjà presque un mauvais souvenir.

Je vous ai déjà dit que je ne suis pas rancunière.

Mais il est revenu m’embêter !

Il a essayé de m’attraper, doucement, par une approche gentille. Il faut dire que depuis le temps que nous nous connaissons il a réussi, à force de patience, de persévérance, d’opiniâtreté, à me convertir aux caresses. Il m’arrive de me laisser faire. Parce que c’est agréable, et aussi parce que je vois bien qu’il aime ça, les caresses.

Bref, il réussissait à me prendre, et quand il y arrivait, il me cognait la tête, doucement certes, mais tout de même, contre une petite porte en plastique transparent, insérée dans la porte de la maison. Mes souffrances par les humains allaient-elles recommencer ? Avait-il décidé, à son tour, de me retransformer en martyr ?

J’ai dû mordre et griffer une seconde fois.

Il y eut une deuxième photo de main ensanglantée sur Facebook.

Après cet épisode, la vie redevint calme.

Presque comme avant.

Presque, parce qu’à partir de ce moment-là, une bizarrerie permanente s’installa dans la maison. Dans la porte plus exactement.

Cette porte qui, jusque-là, m’avait protégée de toutes les agressions des chats du quartier. Quand j’étais chez moi, rien ne pouvait plus m’arriver. J’étais tranquille.

Mais à présent, il y avait comme une ouverture dans la porte fermée !

Étrange…

Normalement, une porte est ouverte ou fermée. Fermée, elle est mur. Ouverte, elle est passage, issue, accès. Fermée, elle protège, sépare, ou séquestre. Ouverte, elle accueille, incite.

Mais là ! L’opposition des contraires. Deux actes antagonistes possibles en même temps. Un chat de Schrödinger à la fois mort et vivant. À ma hauteur, dans la porte fermée, une ouverture d’une quinzaine de centimètres carrés. Je sentais l’air du dehors à travers cette espèce de vasistas tenu artificiellement ouvert.

C’était inquiétant et intrigant à la fois. Inquiétant, car c’était là un chemin d’accès depuis l’extérieur pour tous les matous mal intentionnés du quartier en quête de gîte et de nourriture facile. Mon refuge et mon assiette avaient perdu leur inviolabilité. Ils étaient à présent devenus accessibles…

Intrigant parce que, en passant près de la porte, je ressentais comme un appel. Une invitation au voyage, un appel du large…

« Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent »

Charles Baudelaire. Le voyage. Extrait.

Mais pour y céder — c’était tentant tout de même —, il eût fallu m’aventurer dans ce court tunnel inconnu qui pouvait receler bien des pièges. Pas question, donc !

Pour l’instant.

Régulièrement pourtant, je dois l’admettre, je m’approchais du hublot ouvert sur la vie et je humais l’air de midi ou l’appel de la nuit.

Et les jours passant, je me surprenais à me tenir de plus en plus près de la frontière entre le monde naguère sécurisé de chez moi et l’extérieur qui commençait à me manquer un peu. C’est qu’il y avait plusieurs jours maintenant que je n’étais plus sortie !

Il m’arriva même de me surprendre la tête engagée dans ce fameux tunnel !

Et pourtant je n’ai pas l’étoffe du héros.

Y aurait-il en moi quelque vertu, aurais-je rassemblé en moi quelques traces de courage ou, plus vraisemblablement, d’audace ou de témérité ?

Je ne me souviens plus combien de jours il m’a fallu, mais, un beau soir, n’y tenant plus, morte de trouille, mais vivante d’excitation, j’y ai passé la tête entièrement et le reste du corps a suivi.

J’avais franchi la chatière !

Cette fois-là, je me suis sentie chèvre ; je veux dire que j’ai pensé à ce qu’a dû éprouver la chèvre de monsieur Seguin. Une sensation de chaîne brisée, une intuition de liberté, une impression de puissance. Toute chatte que je suis, si, à cet instant, j’avais pu apercevoir mon reflet dans une flaque d’eau, j’y aurais aperçu l’image d’une lionne.

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