Brassens, un maître des mots

Mais qu’est-ce donc vraiment que cette marguerite ?

La petite
Marguerite
Est tombée
Singulière
Du bréviaire
De l’abbé

Trois pétales
De scandale
Sur l’autel
Indiscrète
Pâquerette
D’où vient-ell’

Dans l’enceinte
Sacro-sainte
Quel émoi
Quelle affaire
Oui, ma chère
Croyez-moi

La frivole
Fleur qui vole
Arrive en
Contrebande
Des plat’s-bandes
Du couvent

Notre Père
Qui, j’espère
Etes aux cieux
N’ayez cure
Des murmures
Malicieux

La légère
Fleur, peuchère
Ne vient pas
De nonnettes
De cornettes
En sabbat

Sachez, diantre
Qu’un jour, entre
Deux ave
Sur la pierre
D’un calvaire
Il l’a trouvée

Et l’a mise
Chose admise
Par le ciel
Sans ambages
Dans les pages
Du missel

Que ces messes
Basses cessent
Je vous prie
Non, le prêtre
N’est pas traître
A Marie

Que personne
Ne soupçonne
Plus jamais
La petite
Marguerite
Ah ça mais !

Explications de texte

Voyez déjà quelques notes que j’ai écrites voici quelque temps au sujet de La Marguerite

Mais aujourd’hui, j’ai envie d’aller plus loin dans l’analyse du texte. Tout d’abord un peu d’explications, notamment pour les plus jeunes qui n’ont pas forcément connu les « nonnettes » et leur « cornettes ». Le « bréviaire » est un livre qui contient l’office divin. Les « nonnettes » sont de jeunes nonnes, de jeunes religieuses. Les sœurs de Saint Vincent de Paul portaient une coiffe caractéristique à pointes blanches qu’on appelait « cornette » jusque dans les années 1960.

Le « sabbat » est une supposée assemblée nocturne de sorcières laquelle donnerait lieu à des banquets, des cérémonies païennes ou des orgies.

« Sans ambages » signifie sans détour. Le « missel » est un livre de prières dont le prêtre se sert à l’autel.

Ce texte est beau, et, sur le plan technique, c’est d’abord une performance. Nombreuses rimes riches — au moins trois phonèmes qui riment (personne et soupçonne en comptent 4 : « s » « o » « n » « e », par exemple) — et allitération.

Mais si on se donne la peine de gratter la première couche de mots, on en découvre d’autres, enfouis là et recouverts de la patine du temps. Examinons donc ce texte à la manière d’un archéologue.

À moi, docteur Freud !

Du début à la fin de l’histoire, ce pauvre curé se défend d’avoir succombé à l’appel de l’amour, ce dont il est soupçonné. Mais l’inconscient, qui parle en langage codé, lui joue des tours.

La marguerite, c’est le symbole de l’amour : je t’aime, un peu, beaucoup… et cette fleur qui tombe, c’est le symbole du dépucelage. Tombée du bréviaire, trois pétales de scandale sur l’autel : l’homme rêve d’acte sexuel. Nul doute qu’il pense d’ailleurs à l’hôtel plutôt qu’à l’autel.

« Dans l’enceinte », comment ne pas penser que la soeur qui a perdu sa fleur est désormais enceinte ? « Quel émoi », ils sont seuls au monde, comme tous les amoureux, il n’y a « qu’elle et moi ». Et « oui ma chère », c’est « oui ma chair », « croyez-moi », « croix et moi ».

« Contrebande des plates-bandes », bande, bande, bande ! L’inconscient frappe à la porte. Comme les nuits du prêtre doivent être torturées ! Quant au « couvent » il suffit de l’écrire « couvant » pour imaginer la sœur protégeant son embryon.

« Notre père qui j’espère », « notre paire, qui j’ai ce père »… C’est bon, vous avez compris le processus ? « Ne viens pas », « Ne viens pas ! ». « De cornettes », « de corps nets ».

« Sachez diantre qu’un jour entre », « Sachez dit « entre », qu’un jour : entre ! »

« Je vous prie », « je vous pris ».

À moins que tout ça n’existe que dans l’imagination des ouailles — tiens, mais comment donc imaginent-elles des choses pareilles ? —

L’inconscient est trop présent, presque en chaque vers, pour que cette accumulation soit le fruit du hasard.

« Ah ça mais ! »